Règlement de litiges : 4 recours pour éviter un procès
La pratique du droit est souvent associée à la tenue de procès. Toutefois, une situation litigieuse n’est pas nécessairement synonyme de procès de longue haleine.
Avril 2005 – Dans le contexte actuel des entreprises, les administrateurs sont confrontés à de nombreux défis et pièges. Les administrateurs doivent veiller à la destinée de leur entreprise et dégager des bénéfices. Mais en même temps, ils doivent constamment penser aux nombreuses dispositions législatives susceptibles d’engager leur responsabilité en cas d’échec : responsabilités personnelles pour les salaires impayés, les taxes et impôts, les retenues à la source et les questions environnementales pour n’en nommer que quelques-unes. Au cours des quelques 25 dernières années, l’accent mis sur ces dispositions a occulté les obligations les plus fondamentales de l’administrateur : l’obligation de loyauté et l’obligation de diligence.
L’obligation de loyauté impose à l’administrateur l’obligation d’agir avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société. L’obligation de diligence exige que l’administrateur, au moment de prendre une décision, fasse preuve d’un certain degré de soin, de diligence et de compétence.
Ces obligations remontent à la common law britannique. Leur existence même est maintenant consacrée dans chaque loi sur les sociétés en vigueur au pays mais nos tribunaux les ont rarement examinées, et ce, jusqu’au jugement rendu en 1998 par la Cour supérieure du Québec dans l’affaire de la faillite de Magasin à rayons Peoples inc. (« Peoples ») qui a littéralement ébranlé le milieu des entreprises canadiennes.
Dans cette affaire, le juge de première instance a conclu que les administrateurs de Peoples avaient fait preuve d’une insouciance téméraire à l’égard de leurs obligations envers la société et les a condamnés solidairement à payer un total de 4 400 000 $ au syndic, responsable de la faillite de Peoples. Le juge de première instance a aussi conclu que le droit canadien imposait aux administrateurs l’obligation de protéger les intérêts des créanciers de la société.
Les professeurs de droit et les avocats experts en droit de la faillite de tout le pays ont rapidement souscrit à cette interprétation originale donnée par le juge de première instance aux obligations de l’administrateur. Certaines décisions rendues en Ontario ont mentionné le jugement rendu dans l’affaire Peoples en l’approuvant mais aucun autre administrateur n’a subi le même que les administrateurs de Peoples. En 2002, la Cour d’appel du Québec a infirmé les conclusions du juge de première instance et clairement déclaré que les administrateurs n’étaient pas responsables de la faillite de Peoples.
La Cour suprême du Canada a examiné cette affaire et elle a rendu son jugement très attendu le 29 octobre 2004. Elle a donné gain de cause aux administrateurs et a convenu que ceux-ci n’avaient pas commis de faute.
Les faits
Au début des années 1990, Wise Stores (« Wise ») était une société cotée en bourse exploitant 50 grands magasins populaires ayant un chiffre d’affaires annuel de 100 000 000 $. Les trois fils du fondateur, Lionel, Ralph et Harold Wise, étaient actionnaires majoritaires et administrateurs de cette entreprise.
Peoples, comptant 75 magasins, division puis filiale de Marks & Spencer Canada Inc. (« M & S »), avait un chiffre d’affaires de 150 000 000 $ mais subissait des pertes d’exploitation annuelles de quelque 10 000 000 $.
En 1992, Wise a acheté Peoples en contrepartie de 27 000 000 $. Un important solde de vente devait être payé à M & S sur une période de sept ans. Pour garantir sa position, M & S a négocié des restrictions financières rigoureuses concernant l’exploitation de Peoples. Cette entreprise ne pouvait fusionner avec Wise avant le paiement intégral du prix d’achat et Peoples ne devait fournir aucune aide financière à Wise. Les frères Wise ont été nommés administrateurs de Peoples.
Après l’acquisition, la direction a regroupé les services d’administration et d’achat des deux sociétés et les a essentiellement exploitées comme une seule et même entreprise. Les mêmes personnes traitaient simultanément avec le même groupe de fournisseurs et géraient les stocks à la fois pour le compte de Peoples et de Wise. La tenue d’une comptabilité parallèle et l’entreposage en commun des marchandises ont causé des problèmes administratifs désastreux qui ont fait perdre aux sociétés quelque 10 000 000 $.
Voyant qu’il fallait trouver une solution à ce problème, M. Lionel Wise a consulté M. David Clément, le vice-président à l’administration et aux finances des sociétés. M. Clément a recommandé que les sociétés utilisent à meilleur escient les systèmes informatiques déjà en place. Toutefois, cette mesure exigeait que l’une des sociétés joue le rôle d’acheteur pour le groupe, traite exclusivement avec les fournisseurs, gère les stocks puis revende la marchandise requise aux autres magasins des sociétés. Toutes ces activités pouvaient être gérées au moyen d’un seul logiciel qui pouvait instantanément contrôler les achats, les livraisons et l’état des stocks de tous les magasins. Peoples a été désignée comme acheteur du groupe en vertu de cette nouvelle politique d’approvisionnement.
Mise en œuvre en février 1994, cette nouvelle politique a permis de régler les problèmes administratifs. Malheureu-sement, M & S ne l’a pas bien accueillie car en vertu de celle-ci on aurait pu utiliser Peoples aux fins de financer Wise, une situation qu’interdisait le contrat de vente. M & S et Wise ont convenu de limiter à 3 000 000 $ les sommes d’argent que Wise devait à Peoples et Wise s’est engagée à abandonner cette nouvelle politique au début de l’exercice suivant.
En octobre 1994, alors que des marchandises étaient expédiées en grande quantité aux magasins en préparation de la saison de Noël, la dette de Wise envers Peoples a fracassé la limite de 3 000 000 $ pour s’élever à 15 000 000 $. Le mauvais rendement de Peoples dont les ventes étaient en déclin et la réapparition de déficits se chiffrant dans les millions de dollars ont aggravé la situation. Ne pouvant plus tolérer cette situation, M & S a demandé la nomination d’un séquestre pour contrôler les éléments d’actif de Peoples. En réaction, Wise et Peoples ont cherché la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité dans le but de présenter une proposition à leurs créanciers. En janvier 1995, Wise et Peoples ont plutôt volontairement déclaré faillite. La liquidation des éléments d’actif de Wise et de Peoples a suffi à couvrir les dettes dues à M & S et à la Banque Toronto-Dominion, les seuls créanciers garantis. Les créances des fournisseurs sont restées impayées.
Le juge de première instance a conclu qu’en mettant en œuvre la nouvelle politique d’approvisionnement, les administrateurs de Peoples avaient manqué à leurs obligations envers la société. À son avis, une personne raisonnable se serait rendue compte [TRADUCTION] « que le nouveau processus priverait Peoples de stocks et que celle-ci recevrait en échange une créance de Wise qui ne serait vraisemblablement pas recouvrée et qui serait irrécouvrable ». Le juge de première instance a ajouté qu’à son avis, les créances que Wise devait à Peoples ont acculé cette dernière à la faillite.
Arrêt de la Cour suprême Contrairement au juge de première instance, la Cour suprême a conclu que la nouvelle politique constituait une décision d’affaires raisonnable prise en vue de corriger un grave problème touchant l’exploitation des deux sociétés. Il est légitime pour des administrateurs de tenter de régler les problèmes financiers d’une société.
Selon la Cour suprême, l’obligation de loyauté exige que les administrateurs soient dignes de la confiance qui leur est témoignée par les actionnaires qui les ont nommés. Pour atteindre cet objectif, les administrateurs doivent :
Le problème de gestion des stocks nuisait aux activités de Wise et de Peoples. Avec l’aide du vice-président à l’administration et aux finances de la société, les frères Wise ont conçu et mis en œuvre une solution qui a éventuellement réglé ce problème.
Les frères Wise étaient ainsi motivés par le désir de faire de Wise et de Peoples de « meilleures entreprises ». Cette motivation, en l’absence de fraude, de malhonnêteté et d’avantages personnels de la part des administrateurs, s’harmonise tout à fait avec le devoir de loyauté.
Traditionnellement, agir dans l’intérêt d’une société était décrit comme agir au mieux des intérêts de ses actionnaires. Cette description simpliste ne correspond pas à la réalité moderne complexe dans laquelle les entreprises évoluent. Les décisions des administrateurs ont une incidence sur les intérêts de différents groupes qui ont affaire à ces sociétés : actionnaires, employés, créanciers, clients, gouvernements et la collectivité (y compris pour ce qui est des questions environnementales). Il a parfois été dit que ces différents groupes étaient des parties intéressées dans les affaires d’une entreprise.
Il est donc légitime pour les administrateurs d’examiner les conséquences de leurs décisions sur l’un de ces intérêts concurrentiels. Toutefois, il ne faut pas confondre les intérêts des parties intéressées avec ceux de la société. Les intérêts de la société sont essentiellement toujours les mêmes : la rendre rentable, prospère et concurrentielle. Les groupes de parties intéressées ont des intérêts concurrentiels dont l’importance relative tend à changer au gré de chaque situation. Il serait impossible pour les administrateurs de gérer convenablement les affaires d’une société si leur loyauté devait être orientée vers un groupe de parties intéressées ou un autre en fonction des circonstances. En conséquence, la Cour suprême a rejeté l’idée que les administrateurs étaient subitement tenus à des obligations de loyauté envers les créanciers de la société à mesure que la société approchait du « bord de l’insolvabilité »; notion à laquelle il est difficile aux administrateurs de réagir compte tenu que cette phrase « ne peut être définie et n’a aucune signification en droit ».
Même si leur devoir de loyauté est dû à la société, les administrateurs, dans leurs efforts visant à créer une meilleure entreprise, ne peuvent favoriser injustement les intérêts d’un groupe de parties intéressées au détriment d’autres groupes. Même sans bénéficier d’un devoir de loyauté, ces groupes de parties intéressées sont protégés par la loi. Un groupe de personnes ou une personne qui a été injustement lésé par une mesure prise par les administrateurs peut toujours solliciter l’intervention du tribunal en présentant une demande de redressement pour abus de droit1 .
Même si l’on affirme qu’en l’espèce, la nouvelle politique d’approvisionnement a été adoptée dans l’intérêt de Peoples, qu’en est-il du défaut des frères Wise de prévoir la réaction défavorable de M & S (cette politique constituait, après tout, un manquement au contrat de vente) et l’incidence sur les flux de trésorerie de la société et la dette intersociétés entre Peoples et Wise? Après tout, le juge de première instance a conclu que la nouvelle politique avait entraîné la faillite de Peoples. Les administrateurs doivent certes être responsables de leurs mauvaises décisions? Pas nécessairement. C’est là qu’intervient l’obligation de diligence.
L’obligation de diligence exige que les administrateurs agissent prudemment et en s’appuyant sur les renseignements dont ils disposent. Les administrateurs doivent prendre des décisions d’affaires raisonnables. Il ne leur incombe pas de trouver une solution parfaite à tous les problèmes.
Il a généralement été statué que l’obligation de diligence était une norme subjective plutôt souple. Pour engager leur responsabilité, les administrateurs devaient faire preuve de faute lourde ou d’aveuglement délibéré. La Cour suprême a hissé cette norme à un niveau objectif. Comme le dit la Cour : « L’apparition de normes plus strictes force les sociétés à améliorer la qualité des décisions des conseils d’administration. L’établissement de règles de régie d’entreprise devrait servir de bouclier protégeant les administrateurs contre les allégations de manquement à leur obligation de diligence ».
Néanmoins, la Cour suprême reconnaît que les tribunaux sont habituellement mal outillés pour analyser convenablement les avantages et les inconvénients d’une décision particulière. Elle a réitéré l’attitude adoptée de longue date par les tribunaux du monde entier qui consiste à éviter d’intervenir dans les décisions prises par les sociétés compte tenu des compétences des administrateurs en matière commerciale que ne possèdent pas les avocats et les juges. Mais les juges peuvent examiner le contexte et la façon dont des décisions sont prises pour établir « si l’on a exercé le degré de prudence et de diligence nécessaire pour en arriver à ce qu’on prétend être une décision d’affaires raisonnable au moment où elle a été prise ».
Autrement dit, il faut une décision éclairée. À la condition que les administrateurs retiennent une solution qui relève du domaine des solutions raisonnables, après avoir pris connaissance des renseignements pertinents à cet égard, leur décision est soustraite au contrôle judiciaire, sauf si on peut démontrer que les administrateurs ont rejeté « une de ces autres transactions [qui] pouvait effectivement être réalisée et était manifestement plus avantageuse pour l’entreprise que celle qui a été choisie ».
Les administrateurs de tout le pays doivent être soulagés d’apprendre qu’ils peuvent encore commettre des erreurs sans engager automatiquement leur responsabilité personnelle.
De manière inattendue, la Cour suprême a statué que les administrateurs étaient tenus à une obligation de diligence envers toutes les parties lésées par un manquement de leur part, y compris les créanciers de la société.
Quant à la nouvelle politique d’approvisionnement en l’espèce, la Cour a accepté la position des administrateurs selon laquelle elle constituait une décision d’affaires raisonnable prise pour corriger des problèmes graves et urgents touchant la gestion des stocks. Qui plus est, la Cour a rejeté les conclusions du juge de première instance selon lesquelles la nouvelle politique avait entraîné la faillite de Peoples. La ruine de Peoples était attribuable à des problèmes beaucoup plus importants touchant le secteur, tels qu’un contexte économique difficile et l’arrivée contemporaine de Wal-Mart au Canada.
Conclusion Comme le sujet de la régie d’entreprise semble préoccuper tous et chacun, cet arrêt de la Cour suprême ne pouvait être rendu de manière plus opportune. Il modernise notre compréhension des obligations fondamentales des administrateurs envers la société et établit des lignes directrices claires à l’intention des administrateurs. Il préserve aussi la protection fondamentale offerte aux administrateurs honnêtes et bien intentionnés qui ont agi prudemment et en se fondant sur les renseignements dont ils disposaient. Notre contexte commercial est plus sain aujourd’hui qu’il ne l’était il y a six ans lorsque le jugement de première instance a été rendu.
[1] La Loi sur les compagnies en vigueur dans la province de Québec ne prévoit pas de redressement pour abus de droit similaire à celui que prévoient d’autres lois au pays. Dans cette province, le débat se poursuit au sujet de la mesure de la protection offerte aux parties intéressées aux termes de la loi.
La pratique du droit est souvent associée à la tenue de procès. Toutefois, une situation litigieuse n’est pas nécessairement synonyme de procès de longue haleine.
Dans toutes vos relations d’affaires, la vigilance s’impose : générez et préservez vos éléments de preuve!
Il est préférable de regarder ceci en mode portrait.