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Commentaires quant au chapitre V du projet de loi no 61 : le politique s’immisce dans le juridique afin de contourner une décision rendue en février 2020

Rédigé par Jean-Daniel Lamy et Jonathan M. Fecteau

Le 11 février 2020, le Tribunal administratif du Québec (ci-après le « Tribunal ») rendait une décision d’importance dans le cadre du dossier d’expropriation opposant la Procureure générale du Québec aux propriétaires du Centre d’achats Le Boulevard, centre commercial exproprié pour le prolongement de la ligne bleue du métro de Montréal. Par cette décision, le Tribunal ordonnait à l’expropriante de signifier des procédures en expropriation totale du centre commercial ainsi qu’une requête en fixation de l’indemnité provisionnelle, et ce avant le 12 juin 2020.

Plutôt que de porter cette décision en appel, le gouvernement du Québec a présenté ce matin le Projet de loi no 61, Loi visant la relance de l’économie du Québec et l’atténuation des conséquences de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020 en raison de la pandémie de la COVID-19 (ci-après le « Projet de Loi »), lequel vise notamment à écarter le mécanisme de fixation des indemnités provisionnelles prévu aux articles 53.13 et suivants de la Loi sur l’expropriation dans le cadre des dossiers d’expropriation initiés en vue du prolongement de la ligne bleue du métro de Montréal. Conformément aux articles 6 à 8 du Projet de Loi, l’indemnité provisionnelle serait désormais fixée de manière entièrement discrétionnaire par le ministre, sans droit de contestation pour les expropriés, et ce même dans le cas des dossiers actifs depuis maintenant plus de 2 ans. Le gouvernement du Québec entend adopter le Projet de Loi le 12 juin 2020, date qui coïncide avec l’ordonnance du Tribunal.

L’indemnité provisionnelle dont il est question est une indemnité préalable quantifiée selon les prescriptions de la Loi sur l’expropriation permettant à la partie expropriante d’opérer le transfert de propriété et de prendre possession du bien exproprié. Cette indemnité répond du droit fondamental de propriété édicté par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et consacré à l’article 952 du Code civil du Québec, qui prévoit qu’un propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété que par voie d’expropriation, pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. Suivant la fixation de l’indemnité provisionnelle et le transfert de la propriété expropriée, une indemnité finale est fixée par le Tribunal, mais uniquement lorsque l’ensemble des dommages à l’exproprié sont cristallisés, ce qui peut prendre plusieurs années.

En général (par exemple, dans le cas de propriétés résidentielles), la Loi sur l’expropriation prévoit que l’indemnité provisionnelle équivaut à au moins 70% de l’offre de l’expropriant ou, suivant le montant le plus élevé, à au moins 70% de l’évaluation municipale de l’immeuble exproprié.

Or, cette simple équation est mise de côté dans le cas des commerces, des industries et des exploitations agricoles au profit du processus édicté aux articles 53.13 et suivants de la Loi sur l’expropriation. Ces articles prévoient que pour de tels commerces, l’indemnité provisionnelle doit être fixée « sommairement » dans le cadre d’une audition fixée d’urgence devant le Tribunal.

Pourquoi ce mécanisme est-il en place? Parce que le législateur reconnaît qu’il est tout simplement impossible pour l’expropriante de quantifier correctement et de manière juste l’indemnité provisionnelle dans les cas d’expropriations de commerces sur la base d’une équation unique qui ne tient pas compte de leurs particularités. Sans le processus flexible édicté par les articles 53.13 et suivants de la Loi sur l’expropriation, l’indemnité provisionnelle ne pourrait remplir son rôle consistant à :

• Indemniser l’exproprié pour le bien dont la propriété lui est confisquée de manière juste et préalable (article 952 du Code civil du Québec), d’après la valeur du bien exproprié et du préjudice directement causé par l’expropriation (article 58 de la Loi sur l’expropriation);

• Permettre à l’exproprié commerçant de survivre durant le processus d’expropriation qui, dans certains cas, peut s’étirer sur 8, 9 et même 10 ans, considérant le droit d’appel de chaque partie.

Il est tout simplement impossible pour l’expropriante de fixer une indemnité provisionnelle « juste et préalable » dans le cas d’un commerce sans adopter une telle approche flexible « au cas par cas », puisque chaque commerce présente des particularités ayant un impact direct sur l’indemnité et les dommages auxquels il peut prétendre.

Au nom de la relance de l’économie québécoise, le gouvernement du Québec court-circuite le mécanisme judiciaire de protection mis en place par le législateur québécois. Or, comment survivront les commerçants affectés par le mégaprojet de construction que constitue le prolongement de la ligne bleue du métro de Montréal avec une indemnité provisionnelle qui n’est pas raisonnable et adaptée à leurs besoins spécifiques, considérant les perturbations majeures que ce projet entrainera dans les secteurs visés pendant un minimum de 6 ans? Poser la question c’est y répondre, surtout considérant la situation économique délicate dans laquelle sont déjà placés ces commerçants en raison des restrictions sanitaires imposées par le gouvernement du Québec en réponse à la pandémie de COVID-19.

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